Le peuple tunisien est généralement un "ensemble homogène" et la Tunisie de 2012 n'est pas celle des 19e et 20e siècles au niveau des moyens d'action politique. Après les événements du 14 janvier 2011, les Tunisiens n'avaient plus besoin de "directions" et s'organisaient depuis lors "en dehors des structures traditionnelles et en l'absence d'un mot d'ordre pris par un leader ou parti politique, ils ne se sont pas rendus compte qu'il s'agit d'une nouvelle page de leur histoire".
Bien qu'elles aient été déroulées dans les normes de l'art (démocratie, crédibilité et transparence approuvées par les Tunisiens aux urnes et par les observateurs dans leurs rapports), les élections du 23 octobre 2011 "n'ont pas apporté les solutions que le peuple attendait" pour ne pas dire qu'elles "ont été à l'origine d'une nouvelle crise", a affirmé M. Kaïs Saïd, expert tunisien en droit constitutionnel et professeur à l'Université des Sciences juridiques politiques et sociales de Tunis dans une interview accordée à l'agence de presse Xinhua.
UNE BIPOLARISATION ENTRE ISLAMISTES ET NON-ISLAMISTES
L'année 2012 est le commencement de l'Assemblée constituante tunisienne. Cette institution est parvenue à élire un président pour la République, voter la confiance à un gouvernement, approuver une loi portant sur l' organisation provisoire des pouvoirs public qui jouait depuis lors le rôle d'une "petite-Constitution provisoire".
"On s'attendait beaucoup de ce gouvernement sauf que les problèmes qui apparaissaient sont les mêmes que connaissait la Tunisie avant l'arrivée de ces nouveaux dirigeants. Il s'agit de problèmes d'ordre économique et social", a indiqué M. Kaïs Saïd.
Selon lui, le problème politique fondamental de la Tunisie n'est autre que la "bipolarisation politique entre islamistes et non islamistes" et le degré de coexistence entre ces deux pôles. "Ceci-dit, la Constituante, appelée à doter la Tunisie d'une nouvelle Constitution, n'arrive pas à avancer où avance très lentement".
LA TROIKA: UN MARIAGE HEUREUX AU DEBUT MAIS LE MENAGE EST DIFFICILE A GERER
Le pays vit actuellement, a précisé M. Saïd, un paradoxe du moment où "les Tunisiens n'ont pas cette vision des choses: une opposition non-islamiste qui s'exprime systématiquement contre un parti islamiste majoritaire". Il s'agit également d'une lutte entre des partis politiques issus des élections certes, mais qui ne représentent nullement la majorité des Tunisiens. Ce qui rend difficile de faire le bilan politique de la Tunisie "qui semble être loin d'assurer cette transition démocratique".
La transition démocratique "présuppose que chaque parti politique accepte l'autre, ce qui n'est pas le cas en Tunisie". Pour parler du rendement de l'actuel gouvernement, "il est en tout cas en dessous des attentes du peuple tunisien à la fois au niveau du discours politique (pas assez conciliateur et parfois faible) qu'au niveau des moyens et des méthodes de travail d'autant plus que le guovernement actuel n'a pas réussi à se démarquer des moyens d'actions du gouvernement précédent". Sur un autre plan, "les membres du gouvernement gèrent actuellement les affaires du pays selon les intérêts de leurs partis respectifs en prévision des prochaines échéances électorales".
D'après M. Saïd, ceci se répercute sur l' homogénéité du travail gouvernemental, les positions des différents ministres qui ne sont pas concordants sur un certain nombre de problèmes notamment en cas de crises: "la Troïka (coalition tripartite au pouvoir) était peut être un mariage heureux au début mais le ménage n' est pas facile à gérer".
Plusieurs dossiers manifestent parfaitement ce manque de concordance entre les différentes articulations de l'Etat tunisien durant cette année 2012 à commencer par l'affaire de l'ancien Premier ministre libyen Bagdadi Mahmoudi où son extradition décidée par le Chef du gouvernement tunisien a risqué de déclencher une "fissure" politique entre les présidences du gouvernement et de la République pouvant aller même à la démission du chef de l'Etat Mohamed Moncef Marzouki.
"Il y avait toujours des points de vues divergentes" au sommet du pouvoir en Tunisie "alors que ces responsables font parties de la même majorité", a confirmé M. Saïd citant à titre d'exemple l'attaque contre l'ambassade américaine à Tunis (14 septembre 2012), les affrontements entre manifestants et policiers au Nord-ouest du pays (fin novembre 2012) et les récentes incidents devant le siège à Tunis de l'Union générale tunisienne du Travail (4 décembre UGTT).
L'un des services publics les plus importants pour le simple Tunisien est celui la sécurité. "Rien ne peut se faire sans que l' Etat assure la sécurité pour tous les Tunisiens au détriment de leurs convictions politiques, religieuses ou encore leurs appartenances". Par définition, "l'institution sécuritaire doit être neutre et celui qui l'assure doit l'être également", a encore estimé M. Saïd.
Pour récapituler, a ajouté M. Saïd, "la Troïka n'a pas réussi surtout entre le parti islamiste Ennahdha et le Congrès pour la République qui n'ont pas actuellement le choix de continuer ensemble à l'approche des prochaines élections au vu des récentes intentions affichées par Ennahdha d'opter pour un remaniement qui pourrait toucher même le chef de l'Etat (qui appartient au Congrès pour la République)".
LES PROCHAINES ELECTIONS... PAS AVANT L'AUTOMNE PROCHAIN
Mis à part les dates proposées par le gouvernement (23 juin 2013 pour les présidentielles et législatives et le 7 juillet 2013 pour le 2e tour des présidentielles), "les prochaines élections ne peuvent pas être avant l' automne prochain", estime l'expert en droit constitutionnel M. Saïd.
"Tout d' abord, a-t-il argumenté, le texte de la Constitution n'est pas encore prêt, la création d'une instance électorale est encore sous discussions parlementaires et puis le Code électoral n'est pas encore finalisé pour identifier le mode de scrutin en plus des crises à répétition qui ne cessent de faire surface". Pire encore, "les dates du 23 juin et 7 juillet prochains ne sont pas adéquates puisqu'elles coïncideront avec les examens nationaux, début des vacances et quelques semaines avant le mois de Ramadan" (mois religieux pendant lequel les musulmans restaient à jeûne pour deux tiers de la journée).
Contrairement à celles du 23 octobre 2011, les prochaines élections tunisiennes ne seront pas du tout faciles à organiser "dans la mesure où il y avait pas un parti au pouvoir à l'époque tandis qu'actuellement l'enjeu est tout autre: comment organiser des élections dans un tel climat de bipolarisation de la vie politique?", s'est interrogé M. Saïd qui prévoit une hausse du taux d'abstention des Tunisiens lors des prochaines échéances électorales.
UN PRESIDENT FEDERATEUR AU DESSUS DES PARTIS POLITIQUES
Bien que les trois partis au sommet du pouvoir en Tunisie se sont mis d' accord sur futur régime qualifié de semi-présidentiel pour la Tunisie post-révolution (qui sera contenu dans la nouvelle Constitution), mais ils ne sont pas arrivés à un terrain d'entente sur les répartitions des compétences entre un chef d'Etat élu au suffrage universel et un gouvernement issu de la majorité.
"D' ailleurs, a-t-il poursuivi, ce qui complique davantage la situation au sein de la Constituante est que chaque parti (de la Troïka) se considère d' ores et déjà lauréat des prochaines présidentielles et est en train de faire une sorte de sur-mesure: l'actuel président Moncef Marzouki se voit future chef d'Etat élu et la majorité islamiste actuelle estime qu'elle préservera encore sa majorité". Dans ce contexte, l' aboutissement à un "texte général abstrait" (nouvelle Constitution) demeure vraisemblablement une tâche difficile.
L'unique issue pour cette "équation complexe" ne pourra être que politique avant d'être constitutionnelle ou juridique, toujours selon M. Saïd: "on n'arrivera jamais à apporter une solution juridique à un problème politique non encore résolu".
Dans le cas où le choix se fixe sur un régime parlementaire "dualiste" (présidentiel modéré), force sera de faire recours à la Constitution tunisienne de 1959 (celle de l'après indépendance) mais telle que révisée en 1976: "un gouvernement formé par le chef de l'Etat, certes, mais responsable (ce gouvernement) devant le nouveau Parlement élu par les Tunisiens".
Ainsi, a expliqué l'expert tunisien en droit constitutionnel, "si la majorité parlementaire vote une motion de censure (retrait de confiance) contre le gouvernement, ce dernier doit automatiquement démissionner. Une fois cette majorité parlementaire vote encore une deuxième motion de censure, c'est le chef de l'Etat qui devra démissionner cette fois: c'était en quelques sortes l'esprit de la réforme constitutionnelle de 1976".
Actuellement, la majorité de la Constituante tunisienne veut s'inspirer de certaines expériences étrangères dont celle du Portugal sauf que ce model ne concorde par avec les spécificités historiques, politiques et civilisationnelles de la Tunisie. "L'expérience portugaise présuppose un chef d'Etat neutre ayant un esprit fédérateur qui se situe au-dessus des partis politiques, ce qui n' est pas le cas en Tunisie", a affirmé M. Saïd.