Auteur français de bandes dessinées spécialisé dans le style réaliste, Emmanuelle Lepage a participé à la 20e édition du Salon International du Livre de Beijing avec la version chinoise de son ouvrage « Muchacho » et a bien voulu accorder une interview exclusive au Quotidien du Peuple en ligne.
Pour de nombreux Chinois, la connaissance de la bande dessinée européenne se limite aux « Aventures de Tintin », aux « Schtroumpfs » et autres œuvres populaires, mais beaucoup d'entre eux pensent que les bandes dessinées sont des livres pour enfants. Pourtant, en fait, la bande dessinée européenne, qui a une histoire comparativement plus longue que son homologue chinoise, non seulement possède des styles variés et une riche imagination, mais elle se distingue aussi par une technique délicate et une personnalité affirmée, qui font qu'elle est aussi appréciée par beaucoup d'adultes. En Europe, la bande dessinée française a une importance toute particulière, puisque le premier magazine de bande dessinée du monde est né en 1830 en France. En tant que représentant de la bande dessinée française de style réaliste, Emmanuel Lepage a su, avec son style et ses magnifiques couleurs en aquarelle, acquérir une réputation certaine dans le monde de la bande dessinée en France. Il excelle dans l'exploration du monde intérieur et de la culture de la vie quotidienne de personnes éloignées de nous, partant à la recherche, dans son voyage au cœur du temps, de la vraie liberté et de la véritable démocratie qui se cachent dans la société humaine.
Vous êtes auteur de plus d'une vingtaine d'œuvres. Pourquoi avez-vous choisi « Muchacho » pour frapper à la porte du marché chinois ?
Emmanuel Lepage : Pour dire les choses franchement, « Muchacho » est, parmi mes ouvrages, celui qui a connu le plus grand succès en France. Et c'est aussi un de ceux que je préfère. Le contenu de « Muchacho » et de « La terre sans mal », un autre de mes albums, a été nourri de mes premières expériences de travail. Il y a environ vingt-cinq ans, j'étais à Paris dans un centre d'aide aux réfugiés, où il y avait de nombreux réfugiés en provenance d'Amérique du Sud ; ces gens utilisaient souvent leur style narratif unique pour me raconter l'histoire des révolutions qui étaient survenues dans leurs pays. Plongé dans ces histoires, j'ai fini, il y a une douzaine d'années, par faire, pendant neuf mois, mon premier voyage en Amérique du Sud, et j'y suis retourné ensuite à de nombreuses reprises, pour diverses raisons. Une des principales raisons est que l'histoire de « Muchacho », qui a connu le succès, se déroule au Nicaragua, mais aussi que c'est la seule bande dessinée européenne qui évoque cet endroit. Le Gouvernement nicaraguayen a très bien accueilli la publication de l'ouvrage ; selon lui, « Muchacho » pourrait même être utilisé comme outil pédagogique pour les enfants du Nicaragua en histoire, je pense personnellement que c'est le meilleur cadeau qu'on pouvait me faire. C'est ce qui fait que ce livre est, dans l'ensemble des œuvres, celui qui me représente le mieux.
Comment recommanderiez-vous « Muchacho » aux lecteurs chinois ?
Emmanuel Lepage : Je crois que les amateurs chinois de bande dessinée vont aimer cette œuvre, parce qu'elle offre à tout le monde l'occasion de connaître un monde qui ne leur est peut-être pas familier. Ma présence en Chine est destinée à lui faire le maximum de publicité, je vais essayer, lors de sa présentation, d'en évoquer le contenu, et de parler à tout le monde de son contexte historique. Deuxièmement, je vais présenter mon œuvre à M. Wang Ning, courtier en bandes dessinées chez Vision Culture Communication Co., Ltd, espérant que cela permettra d'ouvrir le marché chinois aux bandes dessinées européennes. Comme beaucoup d'Européens, les lecteurs chinois vont penser que les bandes dessinées ne sont que pour les enfants, mais en fait, si vous regardez « Muchacho », cet ouvrage parle de révolution, de religion, d'homosexualité, d'art, etc ; il est évidemment destiné aux adultes.
Il se dit que une autre de vos œuvres les plus populaires, « Un Printemps à Tchernobyl » va bientôt être présenté aux lecteurs chinois. Dans votre livre, vous écrivez à la première personne : « Je suis mal à l'aise, car je ne sais pas si le mot ‘beau' est adéquat pour décrire Tchernobyl ». Ressentez-vous encore ce sentiment de malaise aujourd'hui ?
Emmanuel Lepage : Je suis parti à Tchernobyl avec mon impression subjective de cet endroit, parce que, quoi qu'on en dise, il s'est produit un accident nucléaire très grave il y a quelques décennies ici, et près d'un million de personnes ont été touchées. Avant mon départ, la catastrophe de Tchernobyl n'était pour moi que l'endroit où le plus grand désastre technologique et scientifique du XXe siècle a eu lieu, il n'y avait que des usines vides, des enfants handicapés ; la lecture de reportages en noir et blanc m'avait donné le sentiment que Tchernobyl était une ville morte. Mais quand je suis arrivé là-bas, j'y ai vu plein de belles fleurs, de mignons petits animaux ; pourtant, notre appareil de mesure des radiations ne cessait de nous avertir que le taux de radiations restait élevé. Ce danger, nous ne pouvions pas l'apercevoir alors que passaient tant de belles choses devant nos yeux, donc j'ai immédiatement ressenti un malaise. Bien sûr, ce sentiment a également inspiré ma passion créative. Oui, à chaque fois que je me rappellerai cette expérience, je ressentirai un malaise.
Dans « Un Printemps à Tchernobyl », vous mentionnez le concept d'« artiste engagé », ce qui n'est pas sans me rappeler le concept de « littérature engagée dont parlait le philosophe français Jean-Paul Sartre. Quel est le lien entre ces deux concepts ?
Emmanuel Lepage : Ils ne sont pas nécessairement liés. Je suis plus intéressé par des questions spécifiques déroutantes, plutôt que simplement par de l'idéologie. Par exemple, « Muchacho ». L'histoire de ce livre parle d'une « intervention », pourquoi ces personnes s'impliquent dans la révolution, qu'est-ce qui leur a donné le courage de quitter leur famille pour se jeter dans la bataille… c'est ça qui m'intéresse. Je pense que l'« intervention » est une attitude, on ne peut pas juger si c'est bon ou mauvais. Pour moi, personnellement, le changement est toujours là. Avant d'aller à Tchernobyl, je n'étais pas un militant anti- nucléaire, j'avais juste refusé une proposition bien payée pour faire de la publicité pour un projet de l'industrie nucléaire, en fait rien de vraiment important. Quand j'en suis revenu, j'avais acquis une position claire sur l'intégralité du problème.
D'où vient l'essentiel de vos sources d'inspiration ?
Emmanuel Lepage : J'ai lu beaucoup de différents types de bandes dessinées, un certain nombre d'œuvres littéraires, et de nombreux écrivains sud-américains sont une grande inspiration pour moi. J'aime aussi regarder des films, mes réalisateurs préférés sont les metteurs en scène italiens Pier Paolo Pasolini et Luchino Visconti, ainsi que le réalisateur français François Truffaut. Les films de Luchino Visconti ont eu sur moi un grand impact visuel. En fait, beaucoup de choses m'ont inspiré, et si je devais en choisir une, je pense que ce seraient les films italiens des années soixante et soixante-dix, en particulier ceux de Visconti, dont l'exploration profonde du cœur de ses personnages a eu une grande influence sur moi ; il y a aussi le genre littéraire du réalisme fantastique, qui a prospéré autour des années cinquante en Amérique Latine. En outre, les peintures de la Renaissance et un grand nombre d'œuvres des impressionnistes sont des styles pour lesquels j'ai une prédilection.
Que pensez-vous de la bande dessinée chinoise ? Pensez-vous dans l'avenir faire de la Chine un élément d'une de vos œuvres ?
Emmanuel Lepage : Je pense que les bandes dessinées chinoises peuvent être classées en deux genres : les bandes dessinées chinoises contemporaines influencées par les mangas japonais et les œuvres destinées aux enfants, à la popularité temporaire. Il ya trente ans, j'ai visité une exposition de bandes dessinées sur la Chine au Centre Pompidou à Paris, j'ai vraiment aimé ces petits formats de bande dessinée ; tout d'abord, on voyait bien que les auteurs de ces bandes dessinées avaient un niveau technique très élevé, j'ai été émerveillé par leur façon de tracer les lignes, sans compter que le contenu était aussi très intéressant, comme Lénine ou la Longue Marche. Quant à ces œuvres influencées par la bande dessinée japonaise, j'en ai parcouru une ou deux. Je pense que les auteurs chinois contemporains de bandes dessinées devraient s'efforcer de se débarrasser de l'influence des mangas japonais et chercher leur propre voie. Avec un patrimoine culturel aussi riche à exploiter, je pense que la Chine ne devrait pas copier les scénarios des mangas japonais, cela n'a aucun sens. En Europe, beaucoup d'auteurs de bande dessinée mêlent les influences des mangas japonais et des bandes dessinées européennes, ils ont trouvé leur propre style d'écriture, plutôt que simplement se contenter d'imiter. La Chine ne manque pas d'histoires, donc les auteurs chinois devraient apprendre à s'en nourrir et à trouver leur propre voie. Pour l'heure, je n'ai aucune histoire avec la Chine en fond dans mon programme d'édition, mais je pense qu'au fur et à mesure que je continuerai à approfondir ma compréhension de la Chine, ce genre d'œuvres pourra fort bien apparaître dans l'avenir.