Dernière mise à jour à 16h28 le 08/04
« A une époque d'incertitudes et de volatilité, sachons reconnaître le prix d'une relation franche et robuste. » Suite à la visite du président chinois en France fin mars dernier, l'ancien premier ministre français Dominique de Villepin a accordé un entretien au Quotidien du Peuple en parlant de l'amitié sino-française âgée de 55 ans et sa belle perspective.
Questions : Le président chinois a visité la France au moment où les deux pays célèbrent 55 ans des relations diplomatiques. Quelle est votre observation sur l'évolution des relations sino-françaises durant les 55 ans passés ?
Dominique de Villepin : D'abord, je me réjouis de cette visite qui fait pendant à celle d'Emmanuel Macron, en janvier 2018. Il faut y voir un signe de vigueur de l'amitié franco-chinoise. Depuis la reconnaissance de la République populaire de Chine par le Général de Gaulle, en 1964, nos deux pays entretiennent des relations sincères, amicales et ambitieuses qui ont permis l'aboutissement de nombreux projets et l'augmentation continue des échanges économiques, diplomatiques et culturels.
Pour les quarante ans des relations sino-françaises, nous avions créé avec le Président Chirac un partenariat stratégique global visant à renforcer l'intensité de nos relations bilatérales, en particulier sur le plan culturel. Au cours des dernières décennies, la France et la Chine ont affiché des positions communes sur un grand nombre de sujet, témoignant ainsi d'une volonté conjointe de contribuer activement à la stabilité du monde et à la résolution pacifique des crises au travers des instances de coopération multilatérale.
Dans un monde traversé de frictions et de doutes, la France est un partenaire fiable et solide pour la Chine. De son côté, la Chine est un partenaire pragmatique et constant pour la France. A nous deux, nous pouvons incarner un modèle de coopération entre deux Etats situés aux extrémités de l'axe eurasiatique. A une époque d'incertitudes et de volatilité, sachons reconnaître le prix d'une relation franche et robuste.
Q : Qu'est-ce qui vous impressionne dans cette visite ? Pourriez-vous faire des remarques sur cette visite tant bilatérale que multilatérale, avec la rencontre de Mme MERKEL et de M. Juncker ainsi que l'organisation du Forum de la gouvernance mondiale ?
D. de Villepin : Le déplacement du Président Xi en France a marqué un temps fort des relations sino-françaises. Depuis cinq ans, la situation internationale a fortement changé. Elle supposait de la part de nos deux pays une capacité à réaffirmer le souci commun d'agir pour la stabilité et la sécurité mondiales. Le pari a été tenu.
D'abord, la France et la Chine ont souhaité afficher un front commun contre les dérives du protectionnisme et de l'unilatéralisme. Ensuite, cette visite a concrètement permis d'approfondir la coopération bilatérale dans de nombreux domaines, en particulier politique, culturel, commercial, aérospatial ou énergétique. Enfin, cette rencontre a été l'occasion d'innover sur le plan diplomatique en structurant un dialogue au niveau de l'Europe.
De ce point de vue, je me réjouis de cette rencontre à quatre organisée par l'Elysée : elle témoigne à la fois de l'influence et du volontarisme français au sein de l'Union européenne et de la nouvelle page qui s'ouvre entre deux puissances dont la coopération – avec deux sièges permanents aux Nations unies et plus d'un tiers du PIB planétaire – est décisive pour l'avenir de la paix et de la croissance mondiale. Dans le cadre de la Ceinture et la Route, la mise en œuvre d'une coopération sino-européenne ambitieuse, équilibrée et mutuellement bénéfique a notamment été mise en valeur au cours de ces échanges. La volonté européenne de parler d'une voix claire et unie sera certainement un gage de réussite. Le forum sur la gouvernance mondiale a par ailleurs permis d'illustrer les ambitions communes de la Chine et de l'Union européenne, offrant une base de discussion pour le 21e Sommet UE-Chine qui se tiendra à Bruxelles le 9 avril prochain.
Q : Alors que les deux pays entament tous des réformes au sein de chacun, qu'est-ce que vous croyez sont les domaines à coopérer entre elles ?
D. de Villepin : La coopération entre nos deux pays est non seulement souhaitable, mais nécessaire sur un grand nombre de sujets au vu de nos intérêts et de nos diagnostics partagés. L'esprit même des réformes que nous portons, chacun dans nos pays, est le marqueur d'une ambition commune : réduire les inégalités, promouvoir le développement et garantir plus de stabilité dans un monde devenu de plus en plus imprévisible. Je vois au moins trois grands domaines au sein desquels l'action conjointe des deux pays pourrait être renforcée.
Premièrement, en matière de croissance et de libre-échange, la France et la Chine doivent affirmer leur volonté de combattre les tentations actuelles du protectionnisme. Cela suppose d'ouvrir un dialogue exigeant et équilibré sur les grandes questions de réciprocité, de protection de la propriété intellectuelle, d'investissements et d'accès aux marchés publics. La France et l'Europe ont bien l'intention d'agir de manière respectueuse et constructive à l'égard de la Chine. Le contexte actuel est propice au dialogue qui pourrait aboutir à la signature de contrats majeurs dans des domaines stratégiques.
Deuxièmement, l'environnement est un champ crucial d'engagement dans la continuité de l'Accord de Paris signé en 2015. En 2017, la Chine a soutenu la proposition d'un Pacte mondial pour l'environnement, présentée par le Président Macron. Il est urgent d'aller plus loin dans l'élaboration d'un droit international en matière écologique.
Troisièmement, la Chine et la France ont aussi les moyens de consolider leur action en faveur de la paix, que ce soit par la déposition de résolution conjointe à l'ONU ou par le financement de projets culturels brisant le cercle vicieux de l'ignorance, de l'exclusion et de l'extrémisme dans certaines parties du monde.
Q : La Chine et la France sont tous des grands acteurs sur la scène internationale. Alors que le protectionnisme, l'anti-mondialisme et le populisme sévissent, quels sont les intérêts communs à partager ? Que faire pour défendre le multilatéralisme, la paix et le développement du monde ?
D. de Villepin : La France et la Chine, fortes d'une histoire et d'un destin communs, ont d'abord en partage l'esprit de coopération forgé par des décennies de dialogue régulier. Ce que nous défendons, c'est un monde à la fois plus juste, plus stable et plus durable. Notre position de membres permanents du Conseil de sécurité nous oblige à faire preuve de responsabilité en défendant l'action multilatérale au service de la paix.
Ce dont je suis convaincu aujourd'hui, c'est que nous devons appuyer notre action sur davantage d'efficacité, davantage de solidarité et davantage de justice comme instruments de légitimité. Cela signifie faire preuve de courage et d'imagination dans la mise en place de réformes. Nous pouvons réformer l'ONU pour la doter d'une meilleure représentativité. Nous pouvons réformer l'OMC pour réduire les blocages internes. Nous pouvons inventer de nouvelles formes de coopération, à l'instar d'un G4 associant Paris, Berlin, Beijing et Moscou dans la mise en œuvre d'un dialogue eurasiatiques et de la Ceinture et la Route. Nous ne sauverons pas le multilatéralisme sans une capacité réelle à innover.
Q : Vous êtes témoin de l'émergence de la Chine. Est-ce que vous pouvez faire des remarques sur son changement et ses avancées en citant vos propres expériences ?
D. de Villepin : Quiconque se rend régulièrement en Chine, comme j'ai eu la chance de le faire au cours des dix dernières années, ne peut qu'être fasciné par l'essor à la fois massif et rapide de l'économie chinoise. Cette transformation profonde du modèle de croissance touche des secteurs aussi variés que l'automobile, l'aéronautique, l'énergie ou les technologies digitales qui ont permis à la Chine de migrer progressivement d'un modèle d'exportations de produits à faible valeur ajoutée à une croissance de plus en plus fondée sur l'innovation et la consommation intérieure.
Face au quasi-monopole américain des GAFA, la Chine a su construire un écosystème puissant de marques technologiques garantissant à la fois son indépendance et son expansion économique. C'est notamment le cas d'Alibaba ou de JD.com dans le domaine du commerce électronique, mais également de Baidu et Tencent dans la sphère de l'Internet et des réseaux sociaux.
Qu'il s'agisse d'échanges avec des étudiants chinois ou de mes discussions avec les fondateurs de grands champions nationaux, en particulier à l'occasion du World Internet Forum de Wuzhen, je suis toujours frappé par la cohérence d'un modèle de transition économique qui combine l'essor des services, l'augmentation de la demande, la montée en gamme technologique et le développement de l'influence mondiale. L'émergence de la Chine obéit en effet à une stratégie complète alliant puissance économique, responsabilité géopolitique et influence culturelle sur fond d'internationalisation de mieux en mieux maîtrisée. Cela implique aussi, à l'intérieur, de prêter une attention croissante à l'exigence de cohésion sociale et des territoires.
Q : La Chine compte beaucoup sur la France, leader de l'UE, pour intensifier ses coopérations avec l'UE, surtout dans le cadre de la Ceinture et la Route. On constate que les entreprises françaises et la société civile y sont très actives. Est-ce que vous en avez des remarques ? Quel rôle pourrait la France jouer dans les coopérations sino-européennes ?
D. de Villepin : Je constate que nous sommes de plus en plus conscients, en France comme en Europe, des atouts considérables qu'offre la Ceinture et la Route sur le plan économique, politique et culturel. Dès l'annonce et le lancement de cette initiative par Xi Jinping, en 2013, la France a été au premier rang des Etats intéressés, à la fois par son positionnement géographique et par son attachement au multilatéralisme du projet.
A partir de 2015 la France et les entreprises françaises ont réellement pris la mesure de ce projet. D'abord, il y a exactement quatre ans, en décidant d'intégrer les membres fondateurs de l'AIIB dont la France détient aujourd'hui 3,5 % des parts. Ensuite, en mettant en œuvre des opérations économiques et financières considérées comme emblématiques : dans le domaine du tourisme et de l'hôtellerie, par exemple, la reprise et le développement du ClubMed par un acteur chinois se sont faits dans une démarche respectueuse de la marque et de son histoire. Enfin, le Forum de la Ceinture et la Route pour la coopération internationale, organisé à Beijing en mai 2017, a été un moment majeur dans la compréhension, la clarification et l'enrichissement du projet par toutes les parties prenantes.
La France peut faire office de pont entre la Chine et le reste de l'Union européenne, notamment en proposant la création d'un dialogue permanent de haut niveau, entre Beijing et Bruxelles, sur les projets d'intérêt commun. En France, nous pourrions par exemple être à l'initiative d'un Secrétariat permanent de cette initiative, visant à établir une feuille de route sino-européenne pour les vingt prochaines années.
Par Gong Ming, journaliste au Quotidien du Peuple