Dernière mise à jour à 14h19 le 01/01

Page d'accueil>>International

Les clandestins tunisiens rêvent toujours d'un Eldorado européen

Xinhua | 01.01.2018 13h35

Sfax, la deuxième province économique tunisienne au centre-est du pays au bord de la Méditerranée, se démarque comme le principal point de départ pour la majorité des migrants clandestins tunisiens.

Sur les onze premiers mois de 2017, quelque 7.988 d'entre eux ont réussi à entrer sur le territoire italien, surtout via les îles méditerranéennes dont Lampedusa, selon une étude du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES).

Le nombre de migrants clandestins a commencé à s'accroître depuis juin dernier pour atteindre un pic en octobre où il a ainsi été 17 fois supérieur au même mois en 2016.

Parmi ceux partis pour l'Europe, 67% sont des jeunes âgés entre 20 et 30 ans qui sont soit au chômage, soit ayant un emploi précaire.

Plus inquiétant, a alerté le président du FTDES, Messaoud Romdhani, pas moins de 40% des Tunisiens, dont la quasi-majorité sont âgés de 20 à 30 ans, cherchent à rejoindre l'Europe de la même façon.

DOS AU MUR, DES JEUNES ABANDONNES A LEUR SORT

"Il avait une vie normale, tout comme les amis de sa génération", a regretté Rached Dermouli, 56 ans, endeuillé depuis le 8 octobre dernier par la mort de fils aîné Nader lors d'une tentative d'émigration clandestine au large des îles de Kerkennah, un archipel de la province de Sfax.

Nader, né en 1994 dans la province de Kébili (sud), proche du Sahara, était à bord d'une embarcation en compagnie de plus de 94 jeunes clandestins avant qu'elle ne soit interceptée par un bâtiment de la Marine tunisienne dont l'intervention agressive a causé pas moins de 45 morts.

"Nader avait perdu tout esprit d'appartenance citoyenne le reliant à sa patrie", a expliqué M. Dermouli à Xinhua, en retraçant les deux dernières semaines qui ont précédé le départ de son enfant pour un voyage sans retour.

"Il a échoué les deux années au collège technique faute d'efficacité du système pédagogique avant de passer à la spécialité mécanique, son domaine préféré depuis son enfance (...) Mon fils bénéficiait de toutes les commodités qui garantissent une vie tranquille", a raconté son père qui travaille dans le gouvernorat de Kébili.

En expliquant le désespoir de son fils face à son avenir dans le pays, Rached Dermouli a dénoncé un accès bloqué aux différents types de financements possibles pour lancer de petits projets, ainsi qu'une bureaucratie administrative qui "tue toute étincelle d'espoir auprès de nos jeunes".

"La Tunisie ne valait plus rien pour lui. Il pensait même abandonner sa nationalité tunisienne", a-t-il ajouté en soupirant, les larmes aux yeux.

Après 2011 et la chute du président Zine el-Abidine ben Ali, a-t-il dit, ce fléau de l'immigration clandestine "ne cesse de gagner de l'ampleur du fait que les jeunes commencent à perdre confiance en l'Etat et en ses capacités à trouver des solutions à la marginalisation de certaines régions, sans oublier une certaine pression exercée de plus en plus par l'appareil sécuritaire sur ces jeunes".

UN STATUT FACEBOOK QUI A BOULEVERSE TOUTE UNE VIE

"L'histoire a commencé à partir d'un statut sur le réseau social Facebook confirmant l'arrivée irrégulière d'un groupe de jeunes, dont plusieurs de notre quartier, en territoire italien", confie à Xinhua l'un des amis proches de Nader Dermouli et qui était en sa compagnie à bord de l'embarcation qui a sombré.

Selon ce jeune chômeur de 25 ans, qui s'exprime sous couvert d'anonymat, leur passeur basé à Sfax leur a demandé 3.500 dinars (1.400 dollars) par personne pour ce voyage clandestin devant partir des îles de Kerkennah situées à une vingtaine de kilomètres au large de Sfax. Ils sont ensuite montés à bord du "Loud", un ferry assurant la liaison entre Sfax et Kerkennah.

"Pour réussir à monter à bord du Loud, on a dû tout donner à des individus visiblement influents sur le quai (...) Une fois arrivés à Kerkennah, on a séjourné pour 48 heures dans une chambre avec six personnes", se souvient-il.

Selon lui, cette opération d'émigration clandestine s'est décomposée en plusieurs étapes avec, à chaque fois, une embarcation les transportant vers une deuxième avant de finir à bord d'une troisième, la plus grande, pouvant transporter jusqu'à une centaine de personnes.

Selon le FTDES citant le ministère tunisien de l'Intérieur, quelque 307 opérations clandestines de ce type ont été interceptées cette année par les autorités en date du 12 décembre, dont 253 au cours du second semestre.

Pour le seul troisième trimestre 2017, les gouvernorats qui ont été le théâtre de ces interceptions sont celui de Sfax (41,42%), suivi de ceux de Bizerte (extrême nord) et de Médenine (sud-est), a précisé l'ONG.

Malgré le risque d'être interceptées par des patrouilles des garde-côtes ou de la Marine, ces opérations d'émigration clandestine à partir de Kerkennah réussissent le plus souvent, assure à Xinhua un jeune de Kerkennah disant s'appeler Aymen, un pseudonyme.

Agé de 19 ans et serveur dans le café de son père, Aymen a été l'un des intermédiaires ayant fait partie des réseaux de passeurs.

Selon lui, pour certaines opérations, le séjour des jeunes migrants pouvait dépasser une vingtaine de jours pour des raisons météo avec, parfois, "50 dinars pour une simple nuit et 5 dinars pour une simple baguette", a-t-il affirmé, estimant que le coût global pouvait atteindre jusqu'à 8.000 dinars (3.200 dollars), incluant les frais de traversée, de nourriture et de location de l'embarcation.

LE REVE D'UN ELDORADO EUROPEEN

Ayant réussi il y neuf mois sa première tentative de quitter irrégulièrement la Tunisie depuis Kerkennah, Jalloul N. se trouve aujourd'hui en France chez son frère, après être entré dans l'espace européen via Lampedusa, une île italienne proche de la Sicile et la destination la plus prisée par les clandestins tunisiens.

Retraçant son voyage, Jalloul a confié à Xinhua que son périple illicite lui avait coûté 3.800 dinars (1.500 dollars).

"Notre voyage s'inscrivait dans le cadre de tout un réseau d'émigration clandestine connu pour être l'un des plus sûrs vu les montants demandés, dont un plafond de 5.000 dinars, mais aussi un trajet moins contrôlé et des embarcations puissantes et bien équipées", a-t-il fait raconté.

Originaire d'un des quartiers populaires de Tunis, la capitale, Jalloul a pointé du doigt certains facteurs décisifs dans la décision de tous ces jeunes Tunisiens de quitter définitivement leur pays dont l'échec scolaire, le chômage "et surtout la conquête d'un paradis européen où cohabitent liberté, fortune et confort".

Aux yeux du père de Nader, ces jeunes qui ne cessent de fuir la Tunisie sont tout simplement indifférents aux principales préoccupations du citoyen tunisien telles que les prix, le pouvoir d'achat ou encore le développement régional.

"Le plus important pour eux, ce n'est autre que vivre dans la dignité et avoir une marge de liberté", a souligné Rached Dermouli.

Dans son interview à Xinhua, l'ami de Nader qui a été secouru lors de sa première tentative d'émigration en octobre a assuré qu'il tentera à nouveau de rejoindre la France où vivent plusieurs membres de sa famille.

(Rédacteurs :Wei SHAN, Guangqi CUI)
Partagez cet article sur :
  • Votre pseudo
  •     

Conseils de la rédaction :