Un mois après la décision prise par les leaders de la Communauté économique et monétaire de l'Afrique centrale (CEMAC) le 14 juin à Libreville au Gabon de rendre effective l'ouverture des frontières dès le 1er janvier 2014, Kyé-Ossi, localité frontalière camerounaise, vit cette perspective partagée entre l'enthousiasme et des appréhensions.
Dernière localité du Sud-Cameroun avant la frontière avec le Gabon et la Guinée équatoriale, Kyé-Ossi est connue comme étant un important carrefour d'échanges commerciaux qui attire tous les jours un nombre impressionnant de ressortissants de ces deux pays, ce qui en fait un symbole remarquable de l'intégration économique et humaine en zone CEMAC, organisation régionale par ailleurs composée du Congo, de la République centrafricaine (RCA) et du Tchad.
Les trois pays sont séparés par une frontière naturelle, sans démarcation précise. La traversée est régulée de part et d'autre soit par une chaîne, soit par une barre de fer. Distant de 3 km de la frontière gabonaise, le rond point Kyé-Ossi se dresse juste à proximité du poste frontière d'Ebibeyin, localité de la Guinée équatoriale qui apparaît à son tour comme un comptoir commercial pour l'approvisionnement des populations camerounaises en boissons vendues à des prix plus abordables.
Entre 60.000 et 75.000 habitants, la population de Kyé-Ossi forme évidemment un melting-pot socioculturel favorisé cependant essentiellement par l'application par le Cameroun de mesures transitoires relatives à la libre circulation des personnes et des biens dans l'espace communautaire, suite à une décision des six pays de la région que le Gabon et la Guinée équatoriale, pourtant partie prenante, rechignent à respecter.
Ces mesures transitoires, qui manquent de réciprocité de la part des autorités de Libreville et de Malabo, autorisent tout ressortissant gabonais et équato-guinéen employé à la fonction publique de son pays ou exerçant une profession libérale et d'autres catégories professionnelles comme celle de chef d'entreprise par exemple à séjourner au Cameroun pour une durée n'excédant pas 90 jours sans être soumis au paiement de frais de visa.
A son entrée, un simple cachet des services de l'immigration camerounais est apposé sur le passeport du visiteur. A Kyé-Ossi, une plaque en bois annonce aussi, au profit cette fois-ci des citoyens ordinaires des deux pays voisins venus faire des achats, la "traversée gratuite à l'entrée comme à la sortie, sauf frais de visa pour les voyageurs".
Seule est exigée dans ce cas, la présentation d'une simple carte nationale d'identité. En face à Ebibeyin sur le territoire équato-guinéen réputé, tout comme l'autre voisin gabonais, peu enclin à ouvrir ses portes aux immigrés en l'occurrence camerounais, même si une forte présence de ces derniers est déjà relevée dans les deux pays, ces déplacements temporaires sont également tolérés.
Pour les autorités camerounaises au rang desquels le sous- préfet de l'arrondissement du même nom, Simon Edjimbi, Kyé-Ossi est un "point de ralliement des peuples et des Etats de l'Afrique centrale" et entend le demeurer. "C'est un laboratoire de l'intégration que nous attendons avec impatience", s'est félicité l'autorité administrative dans un entretien à Xinhua.
Avec ses voisins du Sud auxquels s'ajoute le Congo, comme avec le Tchad au Nord, le Nigeria à l'Ouest et la RCA à l'Est, le Cameroun partage des frontières héritées de la colonisation.
"Ces frontières, note Simon Edjimbi, sont venues trouver des populations qui ont des accointances multiples. Quand vous prenez le cas par exemple de Kyé-Ossi, vous allez trouver des familles qui sont installées de part et d'autre de la frontière. Dire à ces gens-là qu'ils ne sont plus des parents, c'est un peu compliqué".
Pour le sous-préfet alors, l'ouverture prochaine des frontières permettra de mettre un terme à ce sentiment de frustration et de renforcer "une cohabitation qui jusque-là est restée relativement pacifique", puisque "c'est presque chaque jour qu'on relève des petites incompréhensions et cela ne déteint pas suffisamment sur la qualité des relations entre ces peuples-là".
Un des principaux bénéficiaires de cette décision, les commerçants manifestent un grand enthousiasme. C'est le cas d'Amélie Ntsame, Camerounaise de 43 ans expatriée au Gabon depuis l'âge de 14 ans, qui se réjouit d'"une bonne nouvelle. Certaines personnes n'acceptent pas, mais ceux qui font les activités comme nous, ça nous fait du bien".
Chauffeur de camion, le Gabonais Joël Kombila, qui affirme reconnaître le Cameroun comme "un grand pays d'accueil" contrairement à son propre pays caractérisé par le rejet de l'étranger, est venu prospecter à Kyé-Ossi, zone de transit du commerce des produits agricoles pour lesquels le Cameroun s'est positionné depuis des décennies comme le grenier de l'Afrique centrale.
"Cette décision ouvrira beaucoup de portes, surtout pour certains commerçants. Ça permettra aussi de rapprocher les peuples. On a besoin que ça soit vraiment appliqué et que les gouvernements de tous les côtés prennent les dispositions nécessaires pour garantir une véritable libre circulation. Quand je suis ici, c'est comme si j'étais par exemple à Bitam juste à côté ou à Mombot à Libreville. Mombot, c'est le plus grand marché du Gabon", a commenté le transporteur, ravi de sa découverte de Kyé-Ossi.
Pour Serge Assanga, son ami camerounais pour qui "le Gabon est ma deuxième patrie, parce que j'ai passé toute ma jeunesse là-bas", l'ouverture des frontières en perspective est un processus irréversible, imposé par la mondialisation. "Au début, note-t-il, des gens vont trouver ça difficile. Mais ils prendront goût, ça va aller. Ça ne peut être qu'une bonne nouvelle, mais il faut des mesures d'accompagnement pour la sécurité transfrontalière".
Dans une allusion à la porosité qui caractérise les frontières des pays de la région, le Camerounais préconise de "bien contrôler les personnes qui entrent dans les différents pays, parce qu'il y a le terrorisme, ça peut arriver chez nous. Les frontières sont assez larges avec les autres pays. On ne sait pas si toutes ces frontières-là sont contrôlées".
C'est notamment sous le prétexte de la sécurisation de leurs frontières que le Gabon et la Guinée équatoriale se sont toujours montrés réticents à s'ouvrir aux autres. Ce sont seuls pays de la CEMAC à ne pas émettre le passeport communautaire institué depuis 2006, qui consacre une libre circulation sans visa au sein de la communauté.
Les expulsions d'étrangers jugés en situation irrégulière dans ces deux pays parfois avec des méthodes brutales occasionnant des morts d'homme sont monnaie courante. A Kyé-Ossi, ce sont des épisodes de traumatisme qui soulèvent des appréhensions chez la population locale qui redoute une nouvelle source de conflits émanant d'un éventuel refus de Libreville et de Malabo d'appliquer la décision approuvée mi-juin après d'âpres discussions.
Ces réserves se fondent sur les fermetures multipliées par la Guinée équatoriale au cours des dernières années de sa frontière avec le Cameroun.
Par Raphaël Mvogo