Par Pierre Silverberg
Le directeur du 70ème Festival de cinéma de Venise, Alberto Barbera l'avait annoncé lors de la conférence de présentation des films sélectionnés pour cette édition de la Mostra : "les réalisateurs ont décidé d'aborder le fait que nous vivons une sorte de crise de toutes les valeurs de notre civilisation", reflet des "crises économiques sociales et familiales".
Et au moment de tirer les conclusions du festival, le moins que l'on puisse dire c'est qu'il n'avait rien exagéré.
Dès le premier jour du festival, le ton était donné et la question de la place de la femme était abordée sous différents angles. Le film "Via Castellana Bandiera" d'Emma Dante (Coupe Volpi de l'interprétation féminine) donnait à voir un duel de deux femmes têtues et fortes autour desquelles, dans un inversement des rôles, les hommes semblent graviter au second plan nerveux et opportunistes.
Suivait ensuite "Tracks" de John Curran qui relate l'aventure incroyable de Robyn Davidson qui en 1977 traversa le désert australien avec pour seule compagnie son chien et quatre chameaux. Mais ces modèles de femmes fortes et indépendantes furent cruellement contrebalancés dans la soirée par un film de trois heures de Philip Gröning, "Die Frau des Polizisten", douloureux rappel de la réalité toute actuelle de la violence faite aux femmes, crise sociale s'il en est.
Une autre grande crise contemporaine est celle de la violence politique qui sous sa forme la plus extrême s'exprime par la guerre.
"Ana Arabia" du réalisateur israélien Amos Gitai est un "plan-film" de 81 minutes filmé en une séquence ininterrompue dans une maison entre Jaffa et Tel-Aviv où une journaliste découvre une communauté de juifs et de musulmans vivant en paix sous un même toit.
Par son sujet et par son choix de filmer en une seule séquence, A. Gitai exprime l'urgence de maintenir un dialogue au Moyen-Orient si l'on veut éviter un massacre. Or à l'aube de potentiellement voir s'ouvrir un nouveau front par l'OTAN en Syrie, ce message semble dangereusement manquer d'écho politique.
Quand au documentaire d'Errol Morris issu de 33 heures d'entretien avec l'ex-secrétaire à la défense de Georges W. Bush, Donald Rumsfeld, il nous montre une autre facette de la violence politique. Une violence plus froide, distante et symbolique bien qu'aux répercussions bien réelles. Errol Morris ne cherche pas "à confesser Donald Rumsfeld, car je suis juif et je n'ai pas cette culture de la confession", mais il parvient à confronter l'ex-secrétaire à ses propres notes et déclarations.
Enchaînant les contradictions et les contre-vérités, on se rend rapidement compte que cette tempête de mots orchestrée avec maestria par le tribun nous a mené, à l'encontre du bon sens, à accepter une guerre injustifiée.
Mais la crise la plus évidente est la crise économique qui s'est installée depuis 2008. Le réalisateur grec Alexandros Avranas, qui remporte un Lion d'argent pour "Miss violence", nous propose dans son film d'en ausculter les conséquences moins visibles mais plus pernicieuses : "Dans un contexte d'Europe en crise, je veux montrer un danger plus grand que la crise économique, c'est le danger de la perte des valeurs que celle-ci engendre". Le film ouvrant sur le suicide de la petite Angeliki le jour de ses onze ans, aborde les thèmes de l'inceste, de l'abus de pouvoir et du manque de réaction qui couvre trop souvent ces derniers. Mettant en parallèle la situation familiale décrite dans son film, où personne ne réagit ni ne se révolte contre les abus flagrants de pouvoir du père, A. Avranas décrit son pays comme étant "paralysé par le syndrome de Stockholm, les victimes se sont familiarisées à leur situation et à leurs bourreaux et ne se révoltent plus".
Il y a aussi "Night moves" de Kelly Reichardt qui soulève la question du radicalisme dans une société en perte de valeurs. Le film suit un groupe de jeunes éco-terroristes dans l'élaboration et l'exécution de leur plan. Intéressée par les ambiguïtés des personnages dont le coscénariste Jonathan Raymond dessine subtilement les contours, K. Reichardt nous interpelle sur des questions très actuelles aux réponses aussi ambigües que ses personnages : la survie de notre écosystème justifie-t-elle la mort de quelques victimes innocentes ? Déboiser 95% des forêts vierges et polluer tout un écosystème marin par une marée noire au nom du profit est-ce moins radical que de faire sauter un barrage ?
Cette année au festival de Venise, le cinéma nous a donné une vision très sombre de nos sociétés mais également des pistes de réflexion.
Lors de la cérémonie d'ouverture, le président du jury Bernardo Bertolucci affirmait que "la question n'est pas de savoir comment le cinéma influence le monde mais plutôt comment il fait le monde". Espérons que ces paroles puissent encourager les femmes et les hommes de par le monde à continuer à faire des films.