Dernière mise à jour à 16h42 le 23/02
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Des déchets s'accrochant en permanence dans l'hélice du hors-bord conduit par Wu Gang. En regardant cette «mer d'ordures» qui recouvrait autour de lui une portion du fleuve Yangtze, le Chinois de 59 ans a dit stop.
C'était un jour de décembre, où la brise glacée portait une atmosphère délétère sur l'eau. «Ça puait comme dans une décharge», s'est plaint l'homme, se rappelant se trouver ce jour-là sur une la rivière près de Taicang, dans la province du Jiangsu (est de la Chine), à quelques kilomètres de Shanghai.
De vieux vêtement, des emballages de livraison, bouteilles, boîtes de conserve, restes de nourriture et même des animaux morts avaient été jetés illégalement dans la rivière en une seule nuit, soit un total de plus 2 000 tonnes de déchets ménagers.
Une partie des détritus avait coulé, alors que la plupart flottait sur l'eau. «Cela a presque couvert la surface», a déclaré Wu. «Trouvant un peu de tout, des porcs, des chiens morts, des vêtements... Tout témoin de cette scène aurait eu le cœur gros et très inquiet pour l'eau potable du Yangtsé.»
Des centaines de milliers de tonnes de déchets ménagers sont produites chaque jour en Chine, et leur élimination s'est transformée en une véritable industrie et souvent clandestine. Avec des lois restant inefficaces et un manque général de surveillance, certaines entreprises d'élimination de déchets ont compris qu'elles pouvaient gonfler leurs profits en vendant ces ordures à des intermédiaires au lieu de traiter directement. Quant aux intermédiaires, ils transmettent également le «sale boulot» en aval. Les déchets finissent donc par être revendus encore et encore jusqu'à ce qu'aucun bénéfice ne puisse être tiré. Et quand ce moment arrive, le moyen le moins coûteux et le plus facile de traiter ces déchets est souvent de les jeter dans une eau à proximité. En l'absence de caméras de sécurité pourtant omniprésentes dans les rues des villes, la supervision officielle des rivières est irrégulière, devenues les sites favoris pour le déversement illégal.
Une multitude de cas de cours d'eau salis par les ordures ont été signalés. Depuis novembre 2016, près de 10 000 tonnes de déchets de la ville de Haining ont été déversées illicitement dans le Yangtsé, a annoncé mardi 21 février le parquet du Zhejiang. L'un des cas les plus marquants de ces dernières années a impliqué 16 000 carcasses de porcs qui flottaient sur la rivière Huangpu à Shanghai en mars 2013.
Du fait de la croissance continue des villes chinoises et de la classe moyenne, la quantité des déchets augmente également. En 2015, les grandes et moyennes municipalités du pays ont produit un total de 185,6 millions de tonnes d'ordures ménagères, selon un rapport annuel publié par le ministère de la Protection de l'Environnement (MEP). Venant principalement des provinces côtières et très peuplées du Guangdong (sud), du Jiangsu (est) et du Zhejiang (est), tandis que Beijing, Shanghai, Chongqing et Shenzhen sont les quatre premières métropoles en termes de production de déchets.
La question de l'élimination des détritus est cruciale en Chine, et devient de plus en plus critique, selon Sun Jinghua, directeur du programme de réduction des déchets du groupe environnemental Friends of Nature, basé à Beijing.
Selon un rapport publié en 2014 par le China Construction News, un journal géré par le ministère du logement et du développement urbain et rural (MHURD), un total de 500 kilomètres carrés de terres dans le pays sont aujourd'hui couverts de tas d'ordures. Devant ce fléau, le gouvernement a engagé des entreprises publiques et privées pour traiter toutes les questions liées aux déchets ménagers. Mais de façon alarmante, l'affaire de Taicang a mis en évidence l'argent facile à gagner à partir des ordures ménagères et de son élimination illégale en Chine.
En vertu d'un contrat avec le département de l'assainissement du comté de Haiyan, dans la province du Zhejiang, la compagnie Tianshun Garbage Transportation a reçu 277 yuans (38,15 euros) pour chaque tonne métrique de déchets. Mais au lieu de les traiter correctement, la société a vendu les ordures à un intermédiaire pour environ 170 yuans par tonne, selon plusieurs rapports officiels de la police. Pour les plus de 2 000 tonnes d'ordures qui ont fini dans le fleuve Yangtsé, le gouvernement local aurait versé à Tianshun environ 554 000 yuans. Avec la société intermédiaire les facturant à 340 000 yuans, la firme aurait touché les 214 000 yuans restants.
La police de Taicang a refusé de commenter cette affaire, faisant encore l'objet d'une enquête. Mais un rapport du parquet du Jiangsu a noté l'arrestation de six personnes, y compris le représentant légal de Tianshun, un actionnaire de la compagnie et deux conducteurs de bateau.
Wu Xiaoyu a travaillé dans un bureau de l'environnement local avant de devenir avocat spécialisé dans les poursuites environnementales. Certains bateliers et responsables de quai sont de mèche avec les entreprises qui transportent et éliminent les déchets, a-t-il confié. «Il existe un appel financier au processus», a ajouté Wu, notant que par rapport à l'incinération des déchets ou de les porter dans une décharge, les parties concernées pouvaient faire plus de profits en les déversant illégalement.
«Ils peuvent tout jeter en une demi-heure, et de notre côté il nous faut cinq jours ou plus pour tout ramasser», a expliqué un agent de l'assainissement qui a été embauché par le gouvernement de Taicang pour nettoyer la rivière. Pris dans le froid hivernal, ces employés âgés ont amassé des semelles de chaussures usées, des sacs en plastique et des boîtes en styromousse. Chaque nouvelle vague apportant plus de déchets...
Avec une forte densité de voies navigables et une plus grande quantité d'ordures, le Jiangsu voit plus de cas de déversement prohibé par rapport à la plupart des autres provinces.
En raison de la faiblesse des législations et avant qu'une nouvelle interprétation judiciaire ne prenne effet, les sanctions pénales pour le dépôt et l'élimination frauduleuses de déchets ne sont pris en compte qu'en cas de preuves à la fois de «matières toxiques» et de dommages de biens dépassant les 300 000 yuans. Bien que les déchets ménagers soient classés dangereux s'ils contiennent par exemple des métaux lourds, il est difficile de prendre sur le fait les contrevenants en raison d'un manque de caméras de sécurité, a déclaré Wu.
Même avec de nouvelles réglementations, la surveillance des voies navigables du pays est un autre problème. Grâce au système d'identification automatique (AIS) que doivent allumer en tout temps les navires, les voies navigables peuvent en théorie être surveillées. Par contre, dans la pratique, c'est plus difficile, a déclaré un certain Tang, du Département de l'information et de l'Administration de la sécurité maritime de Taicang et qui a demandé à garder l'anonymat. En réalité, les navires peuvent tout simplement désactiver leur système AIS et disparaître du radar, a-t-il expliqué.
Seul un suivi constant, y compris des patrouilles nocturnes, peut freiner le déversement clandestin, a indiqué Tang. Mais pour cela notre département a besoin de renfort, comme le bureau de la protection de l'environnement, le département de conservation de l'eau et la police portuaire. «Les efforts d'un seul ministère ne pourront pas résoudre le problème», a-t-il souligné.
Song Guojun, professeur d'environnement à l'Université Renmin de Chine, estime qu'une révision complète de la gestion des déchets du pays est nécessaire. «Le système de gestion est dans le chaos», a-t-il fait remarquer, expliquant que le MEP était responsable des cas de pollution, alors que le MHURD gère la collecte et l'élimination des déchets ménagers. Pour l'enseignant, l'une de ces entités -probablement le MEP- doit prendre en charge la supervision de tout le processus. «Sinon, comment faire les choses correctement? ».
Pour ceux qui gagnent leur vie sur les rivières chinoises, cette pollution est devenue hélas habituelle. «On n'en voit pas la fin», a confié un pêcheur de 63 ans.
Six jours par semaine, l'homme et sa femme vont pêcher sur le fleuve Yangtsé. Mais les détritus endommagent leurs filets, l'homme montrant du doigt quelques couches-culottes récupérées. «J'essaie d'attraper des poissons, mais au lieu de cela, je finis par pêcher des ordures.»