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Les échanges culturels doivent évoluer avec le temps

La Chine au présent | 04.06.2018 13h14

Le 7 avril, la cérémonie de commémoration du 110e anniversaire de la naissance de Fu Lei, un grand traducteur chinois, s'est tenue au jardin de Fushou, à Shanghai. Son fils Fu Min avec sa femme et des chercheurs chinois et étrangers lui ont rendu hommage sur sa tombe.

Un jour, alors que je relisais des lettres accumulées pendant des années, j'en ai découvert une datée du 6 janvier 1986 et écrite par l'écrivain français Alain Robbe-Grillet à mon père, le traducteur Zheng Yonghui. Peu de Français savent que nombre d'œuvres écrites par cet écrivain ont été traduites en chinois et ont suscité un vif intérêt dans le monde littéraire chinois. Zheng Yonghui fut le premier traducteur chinois à avoir traduit des œuvres du Nouveau Roman en chinois. Pour traduire les œuvres d'Alain Robbe-Grillet, mon père a rencontré ce dernier à plusieurs reprises à Beijing et à Paris. Leurs discussions étaient agréables et ils ont entretenu une correspondance pendant de longues années. Après le décès de l'écrivain, mon père a fait don de ses lettres à un musée françaus à l'exception d'une seule que j'ai préservée chez moi.

À l'époque, mon père passait souvent par Paris et il voulait à chaque fois rencontrer l'écrivain, alors que celui-ci enseignait à l'université de New York aux États-Unis. Quand l'écrivain rentra à Paris pour les fêtes de Noël, il découvrit cette lettre de mon père. Il répondit de suite à mon père : « Je regrette beaucoup de n'avoir pas été là pour vous accueillir et parler avec vous de tous ces problèmes qui nous intéressent. Mon dernier livre (Le Miroir qui revient) a eu beaucoup de succès dès sa sortie. Avec la grande mode Duras et le prix Nobel de Claude Simon, c'est tout le Nouveau Roman qui se trouve à nouveau sous les feux de l'actualité ! »

Ces mots me rappellent mon père Zheng Yonghui.

C'était en 1979, l'année où je venais d'entrer à l'université. La littérature française était ma spécialité. À cette époque, Le Voyeur d'Alain Robbe-Grillet fut la première œuvre du Nouveau Roman traduite par mon père. Elle fut publiée par la maison d'édition Shanghai Translation Publishing House en Chine. Il n'y avait pas eu de traductions d'œuvres littéraires en Chine depuis une dizaine d'année à l'époque. À la fin des années 1970 et au début des années 1980, la culture étrangère était en vogue en Chine. Mon père a recommencé à traduire des œuvres littéraires étrangères. Les œuvres fournies par les maisons d'édition étaient nombreuses. À cette époque, la traduction était une affaire sérieuse. Comprendre une langue étrangère ne suffisait pas pour traduire. Ceux qui portent le titre de « traducteur » sont des savants qui maîtrisent parfaitement le chinois et les langues étrangères. Mon père consacra sa vie à la traduction, en particulier, celle de la littérature classique française. Il a traduit des œuvres de grands maîtres comme Victor Hugo, Honoré de Balzac et Prosper Mérimée, mais il a également suivi l'évolution de la culture et de la littérature française. Selon lui, les échanges littéraires et culturels doivent suivre la tendance, c'est seulement ainsi que nous pourrons comprendre les changements du monde et son développement pour nous y adapter. Ces nouvelles tendances ou ces nouveaux courants ne nous plairont peut-être pas et ils ne feront pas forcément partie des courants retenus par l'histoire, peut-être ne représenteront-ils pas de vérités, mais nous devons connaître ces nouveaux changements, ces nouvelles tendances. Si nous refusons de les considérer, si nous nous méprenons sur les nouvelles tendances, nous deviendrons ignorants, arrogants même.

Mon père m'avait dit que lorsqu'il lisait des œuvres du Nouveau Roman, il était bouleversé par l'écriture. Il n'admirait pas, voire n'était pas d'accord avec cette façon de faire, mais il avait décidé d'introduire ces œuvres en Chine, car il pensait que le temps évoluait et que la littérature témoignait de ce changement et de cette tendance. Alain Robbe-Grillet connaissait, à sa manière, les progrès et le développement de la société occidentale et il utilisait la littérature pour les décrire et les refléter. C'est ainsi qu'il créa un nouveau mouvement littéraire. Selon mon père, nous devons le connaître, l'étudier et le comprendre. Si nécessaire, nous pouvons l'étudier ou le critiquer. Dans les deux cas, la condition préalable est de le connaître. La publication de la version chinoise du Voyeur a suscité un vif intérêt de la part des milieux littéraires chinois pour le Nouveau Roman et cela a provoqué un engouement en Chine.

Lettre d'Alain Robbe-Grillet à Zheng Yonghui datée du 6 janvier 1986

Le Nouveau Roman français a provoqué un choc très fort dans la littérature chinoise, même si ce mouvement n'a pas été relayé en Chine. La contribution créative des écrivains du Nouveau Roman a beaucoup inspiré les auteurs chinois, et a joué un rôle non négligeable dans la création littéraire en Chine.

Je pense que c'est l'avantage des échanges culturels. Un « monde identique » n'est pas le but des échanges culturels. Les différentes cultures convergent vers un même fleuve, mais les échanges culturels ont pour objectif de préserver la diversité des cultures. Comme la diversité de la flore et de la faune, la culture affiche sa propre diversité. Elle est la meilleure garantie des échanges culturels entre différents pays et entre différentes nations.

L'histoire nous apprend que la littérature française est l'une des sources d'inspiration importante de la pensée moderne chinoise. Lin Shu, le premier « traducteur » chinois, ne parlait aucune langue étrangère. Il entendit parler de l'histoire de la « dame aux camélias », personnage d'Alexandre Dumas, qui lui fit penser à sa femme décédée. Il décida de « réécrire » l'histoire de La Dame aux camélias. C'était en 1897, sous la dynastie des Qing. La République de Chine fut établie une dizaine d'années plus tard. Comme Lin Shu ne comprenait pas le français, ce fut à travers le récit d'un ami qu'il « traduisit » le roman en chinois. Une fois paru en Chine, le roman créa des remous dans les milieux littéraires et parmi les intellectuels chinois, car ce fut le premier roman étranger « traduit » en chinois. La Chine d'alors se trouvait justement à la veille de la période des Lumières. Les romans étrangers « traduits » en chinois provoquèrent un choc dans la culture traditionnelle chinoise. La pensée humaine déferla sur cette terre orientale. Le motif qui poussa Lin Shu à devenir « traducteur » alors qu'il ne comprenait pas les langues étrangères, était la faiblesse et la pauvreté de la Chine et le besoin du pays de sortir de son état semi-féodal et semi-colonial qui durait déjà depuis un demi-siècle et de la Guerre de l'opium. Il était convaincu que la Chine devait suivre l'exemple de l'Occident pour être puissante. Lin Shu souleva ainsi cette vague qui consistait à « regarder vers l'Ouest », et la littérature occidentale, eut droit de cité un certain temps en Chine. Finalement la vague finit par soulever une révolution idéologique, le Mouvement du 4 mai 1919, au cours duquel, la « démocratie » et la « science » sont devenus les deux objectifs poursuivis par les Chinois de l'époque.

La pensée et la culture chinoises inspirèrent également les intellectuels français, ce qui conduisit la France à une « révolution idéologique ». Nous pouvons évoquer au moins « deux éclairages » venant de la Chine, confirmés déjà par les chercheurs : l'un est l' « Europe Chinoise » du temps de Voltaire. Le sinologue français René Etiemble a décrit avec force détails dans son livre L'Europe Chinoise les influences de la pensée chinoise sur la Renaissance. L'autre est le mouvement de Mai 68. La pensée chinoise et la culture chinoise, ou plutôt le « maoïsme » a profondément influencé les jeunes Français de l'époque. Christophe Bourseiller l'a aussi expliqué son livre Les Maoïstes, la folle histoire des gardes rouges français. Les grèves qui se passent aujourd'hui à Paris me rappellent cette époque-là. Seulement, les étudiants français d'aujourd'hui ne savent pas ce qu'est la pensée de la Chine...

Les échanges culturels entre la Chine et la France se heurtent à des problèmes. Les échanges culturels se font dans les deux sens. Pendant trois décennies, j'ai suivi les échanges culturels sino-français. Lorsque je suis retourné en Chine, après avoir terminé ma longue carrière de journaliste en France, j'ai découvert un grand nombre de nouvelles idées en train d'émerger. Les chercheurs chinois revisitent notre vision de la Chine à la lumière des concepts mondiaux et de l'histoire. En réalité, nous nous trouvons à la veille d'une explosion de nouvelles idées. L'économie chinoise a connu une croissance fulgurante pendant une quarantaine d'années, ce qui a entraîné un développement accéléré des idées. Il existe déjà des bourgeons en Chine, mais ils ne sont pas évoqués en France.

La morgue et les préjugés sont les plus grands obstacles aux échanges culturels. Selon cette morgue, la Chine n'aura pas de nouveaux bourgeons idéologiques qui feront date dans l'histoire.

Elle est alimentée par des préjugés : il n'y a pas de liberté de la pensée en Chine et, d'ailleurs, comment une nouvelle pensée pourrait-elle émerger en Chine ? Cela rappelle l'attitude de certains chercheurs français qui ne croyaient pas au décollage de l'économie chinoise il y a quelques années. Pour eux, sans la liberté, l'économie ne pouvait pas se développer. Le problème est que ces chercheurs français ne veulent pas voir que la liberté économique va de pair avec une liberté de pensée propre à la Chine, car ils sont habitués à évaluer la Chine selon les critères occidentaux.

Dans les échanges culturels, il faut insister sur les points communs en laissant de côté les divergences. Si mon père avait évalué les romans d'Alain Robbe-Grillet selon les critères et les concepts littéraires traditionnels chinois, les lecteurs chinois n'auraient pas eu l'occasion de connaître cette nouvelle tendance de l'histoire littéraire de l'humanité. En effet, dans les domaines idéologique et culturel, il existe en Chine des idées, des concepts et des créations différents de ceux ayant cours en Occident. Il faudrait donc que nos amis français abandonnent leurs idées préconçues et leurs critères d'évaluation, afin de voir ce que les Chinois font et pensent réellement.

En Chine, de nouveaux motifs et de nouveaux facteurs de création en matière de roman, de cinéma, de peinture et de musique sont apparus. Peut-être que ces œuvres ne sont pas assez mûres pour émouvoir nos amis occidentaux. Mais personne ne peut nier qu'à l'instar de la capacité d'innovation de l'industrie chinoise qui est sur le point de décoller, la création culturelle chinoise se trouve à un point culminant de son histoire.

J'ai également découvert une correspondance entre mon père et le professeur français Michelle Loi. Une lettre écrite par mon père pour féliciter Michelle Loi de la publication en France de sa traduction de La véritable histoire d'Ah Q. Dans sa réponse, le professeur Loi lui a recommandé l'une de ses étudiantes, Anne Cheng, pour enseigner en Chine. Anne Cheng est une grand sinologue française. J'ai lu son livre La pensée en Chine aujourd'hui. L'émergence de nouvelles tendances de la pensée bat son plein, mais c'est regrettable que ce livre paru en 2007 ne les ait pas enregistrées. La trilogie de Zhang Weiwei, professeur à l'Institut de Chine de l'université Fudan, sur le redressement de la Chine, est parue dans les pays anglophones, même dans les pays arabes, mais il n'y a toujours pas de version française. Qu'on ne souscrive pas à ces points de vue, c'est une chose, mais n'est-il pas intéressant de connaître les opinions des Chinois sur leur pays ?

Les échanges culturels doivent progresser avec leur temps.

Par ZHENG RUOLIN

ZHENG RUOLIN est un ancien correspondant à Paris du quotidien Wen Hui Bao de Shanghai et l'auteur du livre Les Chinois sont des hommes comme les autres aux éditions Denoël.

(Rédacteurs :Wei SHAN, Guangqi CUI)
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