Dernière mise à jour à 13h56 le 24/02
L'affaire Théo met en lumière le fait que la situation de certains quartiers sensibles en France a peu changé depuis les mouvements de contestation de 2005 (suite au décès de Zyed Benna et Bouna Traoré en Seine-Saint-Denis), tant sur le plan des inégalités sociales que sur la relation de défiance entre certains habitants et la police, comme l'ont expliqué à Xinhua Fanny Anor, chargée d'études à l'Institut Montaigne, spécialiste de l'éducation et de la sécurité nationale ; et Laurent Mucchielli, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), spécialiste de la délinquance et des politiques de sécurité.
Tous deux ont souligné les principaux problèmes auxquels sont confrontés les personnes vivant dans ces quartiers, également appelés "Zones urbaines sensibles" (ZUS), en matière d'emploi, de sécurité, d'éducation et de logement, et ce depuis plus de 30 ans : "Les problèmes ne sont pas nouveaux, ils sont au contraire très anciens, ils remontent aux années 1980", a indiqué Laurent Mucchielli.
L'éducation est un enjeu pris très tôt en compte par les politiques publiques, avec notamment la création en 1981 des Zones d'éducation prioritaire (ZEP) : "Cette mesure s'est révélée contre-intuitive car l'idée était d'investir plus d'argent dans ces zones afin de réduire les inégalités par rapport au reste de la France or, selon le dernier rapport de la Cour des comptes, un élève parisien coûte 47% de plus qu'un élève de l'Académie de Versailles ou Créteil", où se trouvent de nombreuses ZEP, a expliqué Fanny Anor.
"Les professeurs les plus expérimentés fuient les quartiers sensibles"
Le système éducatif français rémunère les professeurs selon un système de points dont fait partie l'ancienneté. Ainsi, l'Académie de Paris est particulièrement prisée par des professeurs ayant le plus de points pour y être mutés, et donc souvent expérimentés et mieux payés que de jeunes professeurs n'ayant pas souvent d'autre choix que d'accepter un poste dans des zones moins demandées, telles que certaines banlieues franciliennes. "Les professeurs les plus expérimentés fuient les quartiers sensibles", affirme l'experte de l'Institut Montaigne, un think-tank souvent dit libéral.
Pourtant, l'école tient une place très importante pour les jeunes de ces quartiers car elle représente la seule issue pour espérer améliorer leur vie future et trouver un emploi. Selon une étude menée en 2011 par l'Institut Montaigne, la première figure d'autorité pour les habitants des quartiers de Clichy-sous-Bois et Montfermeil en Seine-Saint-Denis (où ont eu lieu les mouvements contestataires de 2005) est le conseiller d'orientation, qui aide les jeunes et leurs parents en matière d'orientation scolaire ou professionnelle. Or, selon la même étude, six jeunes sur dix n'ont pas le baccalauréat dans ces quartiers.
Si le rôle de l'éducation est central car il conditionne fortement l'accès à l'emploi, le taux de chômage pèse sur les ZUS. Toujours selon l'Institut Montaigne, en 2015, 40% de la population de moins de 30 ans habitant dans ces quartiers était au chômage, contre 25% des moins de 30 ans sur l'ensemble de l'Hexagone. 27% des 15-64 ans étaient également sans emploi dans ces zones, tandis que la moyenne nationale est de 10% pour la même catégorie. Enfin, 38% de la population de ces quartiers vit sous le seuil de pauvreté, contre 12,2% de la population totale de la France.
"Un saupoudrage d'argent public qui atténue les problèmes mais n'en résout aucun"
La persistance des inégalités dans ces territoires au regard du reste de la France s'explique avant tout par des raisons politiques selon Laurent Mucchielli, qui pointe "l'incapacité des responsables politiques à, d'une part réduire le chômage, et d'autre part réformer la police". Les programmes sociaux mis en place par les élus sont souvent intéressants "mais toujours insuffisants sur le plan budgétaire", souligne le sociologue. "Ce que l'on appelle la "politique de la ville" en France consiste souvent en un saupoudrage d'argent public qui atténue les problèmes mais n'en résout aucun."
De plus, les quartiers pauvres sont "isolés politiquement", indique Laurent Mucchielli : "Au plan local, souvent, on constate qu'ils ne sont défendus par personne car les habitants ne votent presque plus et ne sont donc pas intéressants électoralement. Au plan national, il n'existe pratiquement aucune forme de représentation politique des habitants de ces quartiers. Tout le monde parle d'eux, mais eux ne parlent jamais", a-t-il expliqué.
Autre indicateur témoignant d'un climat inégalitaire, à nouveau mis en exergue par l'affaire Théo, le sentiment d'insécurité là aussi plus élevé que la moyenne française puisqu'un habitant sur quatre a déclaré ne pas se sentir en sécurité, contre 14% de la population française selon les chiffres communiqués par l'Institut Montaigne en 2015.
"Un fait du quotidien, un contrôle de police qui dégénère"
Interrogée sur les similitudes entre les mouvements de contestations en 2005 et ceux suite à l'affaire Théo, Fanny Anor estime qu'il existe des "liens ténus" entre les deux événements : "L'élément déclencheur des événements en 2005, comme pour l'affaire Théo, est un fait du quotidien, un contrôle de police qui dégénère." "Autre point commun, il s'agit dans les deux cas d'une opposition entre la jeunesse, qui vit dans ces quartiers, et la police."
Une hostilité qui n'a pas cessé depuis 2005 et qui remet au cœur du débat la gestion de la relation entre la jeunesse de ces ZUS, en proie à des difficultés socio-économiques plus fortes que le reste de la population, et la police, qui doit assurer ses missions dans un contexte hostile. Selon Fanny Anor, la police française ressent fortement la dépréciation de son image auprès des citoyens, notamment auprès de la jeunesse de ces quartiers, malgré l'élan positif conséquent des attentats de janvier 2015.
Pour Laurent Mucchielli, la société française "a beaucoup de mal à assumer sa réalité multiraciale et en partie multiculturelle". Les personnes "non blanches" font souvent l'objet de discriminations, a-t-il expliqué à Xinhua. "La police n'a pratiquement pas évolué depuis les années 1980 et continue à recruter des jeunes qui ont envie d'action et qui se représentent les quartiers pauvres comme peuplés principalement de délinquants (alors qu'ils sont principalement habités par de bons citoyens). La police forme ces jeunes aux techniques d'intervention et à la procédure pénale, mais pas au dialogue et à la médiation, alors que le métier de policier sur la voie publique est un métier avant tout relationnel", a souligné le sociologue français.
La police de proximité est une des tentatives des pouvoirs publics pour réinstaurer un contact entre habitants et police dans ces quartiers. Créée en 1998 par Lionel Jospin (Parti socialiste), Premier ministre de Jacques Chirac, elle avait pour but "de permettre aux policiers de patrouiller dans les quartiers pour des raisons autres que la seule répression, comme c'est depuis le cas", a indiqué Fanny Anor à Xinhua.
La police de proximité a été supprimée en 2003 par Jean-Pierre Raffarin, alors Premier ministre du nouveau gouvernement de Jacques Chirac, car elle avait été jugée inefficace par l'Inspection générale de la Police nationale (IGPN), notamment en raison du fait que la plupart des policiers affectés à ces quartiers étaient en début de carrière, et en partaient rapidement, ne tissant donc pas de liens durables avec la population. Autre raison selon Fanny Anor, la réaffectation des effectifs de police sur la répression de délits alors en augmentation.
"Réintroduire le thème des banlieues au cœur de la campagne présidentielle"
Plusieurs candidats à l'élection présidentielle de 2017 sont favorables au rétablissement de la police de proximité, tout comme la police française elle-même, a affirmé la chargée d'études de l'Institut Montaigne, pour qui l'affaire Théo a "la vertu de réintroduire le thème des banlieues au cœur de la campagne présidentielle, ce qui n'était jusque là pas le cas".
"La candidate du Front national, Marine Le Pen, a fait le choix de se ranger du côté des forces de l'ordre et selon une étude publiée récemment par le CEVIPOF, entre 50 et 60% des agents des forces de l'ordre pourraient la soutenir lors de l'élection présidentielle de 2017", a indiqué Fanny Anor.
Pour Laurent Mucchielli, l'affaire Théo ravive la question sensible des violences policières et de l'insécurité dans les ZUS, et pourrait en cela profiter à Mme Le Pen : "La droite ne peut pas récupérer cette affaire comme elle le fait d'habitude avec les faits divers car il s'agit d'une violence policière. De plus, François Fillon n'est plus beaucoup entendu depuis que les médias ont révélé son incroyable amour de l'argent. Quant au gouvernement de gauche, il dénonce les auteurs des violences policières mais il est incapable d'en analyser les causes profondes. Je crains que ce soit Marine Le Pen qui tire le plus profit de cette ambiance générale très négative (...) car comme le montre le dernier sondage, bien qu'elle soit battue au second tour, l'écart avec ses concurrents se resserre."
Interrogée sur les perspectives électorales de la candidate du Front national, Fanny Anor estime qu'elle ne peut se prononcer : "Il est délicat de commenter des sondages comme vous le savez", mais elle souligne que Mme Le Pen a "toujours eu une ligne très dure sur l'immigration et sur la religion puisqu'elle veut notamment interdire tout signe religieux dans l'espace public. La tolérance zéro peut faire écho auprès d'une partie de la population."