Dernière mise à jour à 15h12 le 19/07

Page d'accueil

Franciscus Verellen : réflexions sur l'Humanisme en Europe et en Chine

le Quotidien du Peuple en ligne | 19.07.2017 15h09

A l'occasion de la célébration de la nouvelle organisation et de la composition de la nouvelle équipe scientifique du projet « Humanisme en Europe et en Chine », nous avons l'honneur d'écouter Monsieur Franciscus Verellen, membre de l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres, éminent orientaliste, sinologue, historien du taoïsme…

Monsieur Franciscus Verellen occupe les fonctions importantes dans plusieurs institutions prestigieuses européennes et chinoises. Sinologue, ancien directeur de l'École française d'Extrême-Orient (2004-2014), il dirige aujourd'hui le Centre EFEO de Hongkong. Par ailleurs, il est membre du Conseil international d'orientation de l'Institut d'études chinoises, université chinoise de Hongkong, et membre du Conseil d'experts «Horizon 2020» auprès de la Commission européenne. Il a été élu membre de l'Institut en 2008.

People.cn : Nous vous remercions d'avoir accepté de parler de vos réflexions sur l'humanisme en Europe et en Chine. C'est très important de pouvoir découvrir la vision d'un éminent spécialiste européen sur l'humanisme en Chine. Pourriez-vous nous donner une définition de l'humanisme en Chine ? Est-il possible, selon vous, de définir l'humanisme en Chine ?

F. VERELLEN : Le terme « humanisme », dans son expression chinoise 人文主义 ou 人道主义, s'inspire de la Renaissance européenne laquelle place l'homme au centre du monde et fonde l'éducation sur l'étude des classiques. Une telle vision n'est pas étrangère à la pensée chinoise. Le Livre des mutations 易经, traité cosmologique fondamentale pour la Chine, structure l'univers en trois catégories : ciel, terre et homme. Au sein de cette trinité, l'homme occupe la place centrale. Car si c'est le ciel qui dote l'homme de sa nature humaine, inversement, le ciel dépend de l'homme et de l'action humaine pour se manifester. Par conséquent c'est l'homme qui fait fructifier l'ordre cosmique dont il devient le point d'appui. En ce sens, il convient en effet de parler de l'humanisme en Chine.

People.cn : Vous êtes sinologue. Quelle est, selon vous, la meilleure définition du terme « sinologie » ? Quelle est l'origine de la sinologie ? Par rapport à la sinologie anglaise et américaine, y-a-il une ou des spécificités de la sinologie française ?

F. VERELLEN : La sinologie englobe l'ensemble des sciences humaines et sociales appliquées à la Chine. Aujourd'hui, maints spécialistes possèdent d'excellentes connaissances de la Chine au travers des activités professionnelles qu'ils exercent en relation avec le pays, par exemple dans les secteurs économique, technique, scientifique ou diplomatique. La sinologie se distingue de ce type de connaissances en ce qu'elle est une recherche scientifique multidisciplinaire qui aborde la société et la civilisation chinoises comme objet d'étude. Après les Jésuites des XVIIe-XVIIIe siècles, l'expérience de première main de la Chine fut au XIXe siècle l'apanage des missionnaires protestants, tels l'Écossais James Legge (1815-1897), premier professeur de chinois à l'université d'Oxford, ou l'Américain Samuel Wells Williams (1812-1884), premier titulaire de la chaire de langue et de littérature chinoises à l'université de Yale. En France, c'est avec Édouard Chavannes (1865-1918), nommé au Collège de France en 1893, que l'immersion culturelle en Chine fit véritablement son entrée dans la sinologie. Par la suite, toujours à la fin du XIXe siècle, la complémentarité entre travail de terrain, recherches philologiques et transmission des savoirs par l'enseignement fut systématisée par la création, à l'initiative de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, de l'École française d'Extrême-Orient. On peut dire que l'accent mis sur le terrain et sur les connaissances de première main demeurent une spécificité de la sinologie française encore aujourd'hui.

People.cn : Vous êtes spécialiste du taoïsme. La religion taoïste est toujours pratiquée en Chine ? Peut-on distinguer une religion taoïste du syncrétisme religieux en Chine ?

F. VERELLEN : L'ouverture de la société chinoise à partir des années 1980 a permis un renouveau de la pratique religieuse, à la fois sous formes traditionnelles et nouvelles : ouverture et restauration des temples, renouvellement du clergé, reprise d'activités rituelles, développement des pèlerinages et du tourisme vers les montagnes et lieux sacrés. Cette période a été marquée de deux courants opposés : d'une part la sécularisation, mettant l'accent sur le tourisme et la valeur muséale des sanctuaires, à savoir les aspects culturel et économique de la religion ; d'autre part, une forte recrudescence de la quête spirituelle sous toutes ses formes et à tous les niveaux de la société. La principale forme que revêt le taoïsme aujourd'hui au plan institutionnel est celle du Quanzhen monastique. Cette forme du taoïsme a peu en commun avec le syncrétisme religieux. Historiquement, le taoïsme s'est en général opposé aux « cultes hétérodoxes ». À mon sens, la coexistence de croyances et pratiques variées que l'on observe au sein du système religieux chinois et parfois au sein d'un seul et même sanctuaire, tient au fait que les cultes sont classés selon des critères de fonctionnalité (guérison, fertilité, rites mortuaires…) plutôt que confessionnels.

People.cn : Le confucianisme est-il une religion ou une sagesse ?

F. VERELLEN : Comme bien d'autres systèmes de pensée et de pratique, le confucianisme englobe sans doute ces deux dimensions à la fois. La notion confucéenne de la Voie du ciel ressemble à celle de la vérité divine, voire de Dieu, dans les religions monothéistes. Si l'on prend la quête humaine pour atteindre un état spirituel supérieur comme critère de la démarche religieuse, celle-ci est incontestablement au cœur du confucianisme : je pense à l'état d'homme de bien 君 et à celui de sage圣, états envisagés comme atteignables par l'éducation et l'auto-transformation. Il s'agit de conceptions qui ouvrent à l'être humain les champs de l'éthique sociale et de la métaphysique puisque l'ultime réalisation de la nature humaine revêt un caractère transcendantal. Enfin, on évoquera l'importance qui est accordée au rituel dans le confucianisme, dispositif de bienséance sociale, certes, mais aussi religieux dans ses dimensions sacrificielle et cultuelle, aptes à favoriser l'harmonie cosmique. Rappelons dans ce contexte que le confucianisme contemporain, d'abord réhabilité par l'État comme un patrimoine chinois important, est actuellement en passe de devenir une pratique religieuse populaire.

People.cn : La religion taoïste est-elle la religion la plus ancienne de la Chine ?

F. VERELLEN : Le taoïsme a vu le jour à l'époque des Royaumes combattants. Il partage avec le confucianisme et d'autres grands courants de cette époque certains traits conservés d'une religion commune qui est plus ancienne : rites relatifs à la divination et la guérison, au sacrifice et à l'investiture, au culte rendu aux ancêtres, ainsi que certaines notions de cosmologie et de mysticisme contemplatif.

People.cn : Comment peut-on établir un pont entre l'humanisme européen et chinois ?

F. VERELLEN : L'humanisme en Europe s'est inspiré de l'Antiquité classique pour façonner la vision de l'homme de la Renaissance et des Lumières. Par exemple, la doctrine de Protagoras qui veut que « l'homme [soit] la mesure de toutes choses » ou la définition latine de la « personne » comme entité juridique revêtue d'un statut et de droits. En Chine, en revanche, l'individu est surtout chargé de responsabilités et de devoirs ; apprendre à être humain comporte une éducation morale et sociale qui conduit l'homme à la conscience de sa place au sein d'un réseau de relations humaines. On pourrait trouver avantage à ces approches différentes en vue de découvertes réciproques et d'enrichissements mutuels : pour la Chine, reconnaître la dignité et des droits innés de chacun ; pour l'Europe, pallier l'individualisme à outrance par la socialisation.

People.cn : La structure institutionnelle et religieuse de l'Europe peut-elle être une référence à celle de la Chine ou de l'Asie ?

F. VERELLEN : Je ne le pense pas pour ce qui concerne l'organisation de la vie religieuse, laquelle est sans doute inséparable des croyances et pratiques de chaque religion. Certaines structures institutionnelles de l'Europe, bien qu'assez différenciées d'un pays à l'autre, peuvent être considérées comme exemplaires ; d'autres, notamment celles qui visent l'intégration économique et politique de l'Union européenne, n'ont pas complètement fait leurs preuves. Il est intéressant de noter toutefois que l'ensemble des institutions européennes depuis plus de 50 ans ont été construites de sorte qu'aucun pays ne puisse dominer l'ensemble. De ce fait, l'équilibre des pouvoirs en Europe -où l'hégémonie d'un pays ne saurait s'imposer aux autres- est en pratique chaque matin à construire, rendant bien sûr plus complexe la résolution au niveau européen des grands défis contemporains. C'est la voie ardue choisie démocratiquement par les pays d'Europe pour l'établissement de l'ordre européen. 

(Madame LU Wan Fen, fondatrice du projet « l'Humanisme en Europe et en Chine » a contribué à cet article.)

(Rédacteurs :Guangqi CUI, Wei SHAN)
Partez cet article sur :
  • Votre pseudo
  •     

Conseils de la rédaction :